[35] été 2020
Une chambre à La Havane
[35] pages 4-7

Comme on sait, les voyages d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec la grande aventure des déplacements d’autrefois et quand Arturo et moi sommes allés passer une quinzaine de jours à La Havane, la chose a consisté pour l’essentiel à franchir des portes automatiques, à rouler notre valise dans de vastes espaces fermés sur des carrelages extrêmement lisses et à pousser des tourniquets.
Luc Chessex, Marina Salzmann
La promotion d’un pion
[35] pages 8-10

L’un des foyers du campus universitaire était transformé en hôtel bon marché pendant les vacances d’été, tu avais appris cela par l’un de tes amis. Du 15 juin jusqu’au 15 septembre, le foyer d’étudiants numéro dix devenait un hôtel sans étoile et le service à la réception était assuré par des étudiants qui devaient postuler au Bureau de Tourisme pour la Jeunesse.
Marius Daniel Popescu, Jérôme Stettler
D’une pandémie à l’autre
[35] pages 15-20

Peu avant Noël 2019, Clément Girardot et Julien Pebrel rencontrent tout au nord du Togo la religieuse catholique Marie Stella Kouak. Avec son équipe, elle œuvre depuis deux décennies au service des plus vulnérables contre la pandémie du sida. Dans cette zone instable au sud du Sahel, la dégradation de la situation sécuritaire les inquiète. Le Ministère français des affaires étrangères déconseille la visite de leur ville, Dapaong, «sauf raison impérative». Depuis le 20 mars 2020, les frontières sont fermées, les voyages à l’intérieur du pays fortement restreints. Marie Stella et ses collègues sont mobilisés contre l’avancée d’une nouvelle pandémie qui, en cette fin mai, a fait peu de victimes au Togo, mais vient détruire une économie très fragile et menace d’engendrer une grave crise humanitaire.
Clément Girardot, Julien Pebrel
Les saints, ce qu’il en reste
[35] pages 22-23

Au XXIe siècle, reliques  et reliquaires restent objets de dévotion et de curiosité. Quelques actualités l’ont rappelé en 2019, de Paris à Saint-Maurice, en Valais.
Claude-Hubert Tatot
Les ombres de l’éther
[35] pages 24-25

Enquêtes photographiques au long cours, lecture et écriture de textes pertinents, plongées dans des océans de pixels. La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii est un livre tout en épaisseur là où le flux numérisé nivelle le monde. Pour le Québécois Benoit Aquin, adossé ici à un personnage résolument engagé à fonder la critique des systèmes d’information, il y a urgence.
Jean Perret
La vie entre les livres
[35] pages 27-32

Je rêvais de voyages. J’hésitais, combinais des départs pour Marseille, à la veille de la biennale Manifesta, et Alger, où les réseaux culturels s’éveillaient à de nouveaux possibles. Je rêvais de Venise et de sa biennale d’architecture, je surveillais le programme des Rencontres d’Arles. J’avais envie de Méditerranée. Et puis tant de murs se sont érigés, invisibles mais d’autant plus lourds, entre les personnes, entre les pays, tant de projets ont été annulés, reportés. Mais les livres ne nous ont-ils pas toujours emmenés au bout du monde? Et ils peuvent sauver de bien des confinements.
Élisabeth Chardon
Servez citron
[35] page 33

Dans la bonne société de Censor, le corps et l’instinct doivent se faire oublier, à défaut se contenir: il n’est pas convenable de remuer ou d’étaler sa personne en coupant sa viande; il faut garder les coudes près du corps. Il ne faut pas se pencher vers la nourriture, mais l’élever à sa bouche, tout en évitant la raideur. Il ne faut pas manger vite ou dévorer: «La hâte est vulgaire.» «Ne dévorez pas la dernière cuillerée de soupe, la dernière bouchée de pain, le dernier morceau de nourriture.» Censor utilise différents termes de rejet, qui sont comme autant d’étapes entre la civilité et l’animalité, en passant par la vulgarité et la barbarie. Manger vite est vulgaire; être vulgaire est vulgaire, mais laisser voir qu’on s’efforce de ne pas l’être est pire encore ; se mettre à table en bras de chemise ou en pantoufles est très vulgaire, boire dans sa soucoupe est vulgaire, s’enivrer est vulgaire et honteux. (…)

> Servez citron (Éditions Macula)
Jean-Claude Lebensztejn, Éric Poitevin
 
Un jour d’été que rien ne distinguait
[35] pages 34-35

Aujourd’hui, je ne saurais pas dire pourquoi c’est toujours sur les bords de la Garonne que je l’imaginais. Sur les berges d’un fleuve large aux eaux marron. Dans ma vision, il y avait la largeur du fleuve, le danger qu’il y avait à le traverser; le danger qu’il y avait à imaginer passer de l’autre côté, plus encore à le suivre, être emportée. Je ne pouvais pas l’expliquer, mais je sentais, je devinais que c’était à ça que la fille pensait quand elle se tenait debout, le dos droit, devant l’épaisseur physique des eaux qui composent la largeur de la Garonne. C’était à ça qu’elle pensait quand ses yeux se posaient sur les remous du fleuve. (…)

Un jour d’été que rien ne distinguait (Noir sur Blanc)
Stéphanie Chaillou
 
La payîsanna
[35] page 35

Quand la paysanne a voulu devenir paysanne, on lui a dit, c’est contre la loi. La paysanne ne peut être que la femme du paysan. Et une paysanne sans mari, c’était déjà bien assez compliqué. Mais elle, elle voulait être paysanne toute seule, et en tant que femme. On est allé voir sa ferme. On y a trouvé quelques chevaux et une vache illégale que la paysanne avait importée d’une île nordique. De toute façon, la vache était trop petite pour une vache, alors on a fermé les yeux. La paysanne était la première femme à fréquenter l’école d’agriculture. Elle en est sortie avec la meilleure note. Plus tard, son mari sera tout heureux de ne pas avoir à devenir paysan. (…)

La payîsanna (Éditions d’en bas)
Noëmi Lerch
Un livre des Pyrénées
[35] page 36

La géographie, c’était Gierke qui nous l’enseignait. Gierke, dit le Rouge. C’était un professeur au visage parcouru d’innombrables veinules qui lui donnaient un teint cuivré. À cause de son surnom, et par souci des convenances, il s’était orné le visage d’une barbe rouge. Il passait pour faux et vindicatif. Les jugements des potaches étant toujours justes, ce devait être vrai. (…)

> Un livre des Pyrénées (Héros-Limite)
Kurt Tucholsky
Histoire d’un soulèvement
[35] page 37

15 juillet. Le guide nous a donné rendez-vous à l’aube dans un village doté d’un seul bistrot fermé pour travaux. Il inspecte notre équipement. Selon les instructions que nous avons reçues de l’agence, notre sac devait être équipé de bretelles larges, d’un dos anatomique et peser moins de dix kilos. Nous sommes vêtus d’une micro-polaire, de chaussures montantes et d’un pantalon respirant à séchage rapide. On trouve des modèles de ce pantalon dans des couleurs non salissantes comme le brun et le gris. Le mien est gris, doté de fermetures éclairs à mi-cuisse. (…)

Histoire d’un soulèvement (art&fiction)
Laurence Boissier
Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie
[35] page 38

La mythologie slave est bien moins connue que ses sœurs, grecque, romaine, ou nordique, notamment parce qu’elle a laissé peu de traces écrites. Sa présence dans la culture russe est toutefois prégnante, visible à travers des croyances et superstitions païennes qui se sont maintenues même longtemps après la conversion de la Russie à l’orthodoxie en 988. Les spécialistes parlent d’ailleurs d’une double foi pour caractériser «les croyances mêlées du monde rural», qui perdurent encore au début du XXe siècle. La culture païenne s’est transmise et diffusée par l’intermédiaire de rituels et de pratiques, mais aussi à travers les contes et légendes. (…)

Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie (La Baconnière)
Annick Morard
 
Dans l’intervalle des turbulences
[35] page 39

Le départ est imminent. Lina fait le tour des chambres: les lumières sont éteintes, les fenêtres fermées, le gaz coupé. Le salon a l’air désolé, vidé de toutes les plantes qu’elle a confiées à son amie pour qu’elle en prenne soin jusqu’à son retour sans date prévue. On dirait que même les livres sont tristes à l’idée d’être abandonnés, pense-t-elle, quand son regard s’arrête sur la bibliothèque pour laquelle elle a décidé un jour de ne plus rajouter d’autres rayons, faute de place. Elle se demande combien de fois elle a regardé ses livres qui s’empilent à l’horizontale sur les autres posés debout. (…)

Dans l’intervalle des turbulences (Encre fraîche)
Heike Fiedler
La marche de l’éléphant
[35] page 40

La marche de l’éléphant (La Joie de lire)
Marije Tolman, Ronald Tolman
 
Les toupies d’Indigo Street
[35] pages 40-41

J’étais parti de Suisse un peu comme on arrache un pansement: vite et sans trop réfléchir. Une année à voyager en Asie et me voilà débarqué au Sri Lanka, à suivre les traces de Nicolas Bouvier. En 1955, après avoir vécu quelques instants de grâce sur les flancs de l’Hindu Kush, il s’échouait ici pendant neuf longs mois. Une soixantaine d’années plus tard, la planète a rétréci. En contemplant les façades d’Indigo Street, je constate qu’il n’en reste plus grand-chose: la rue du récit, sa rue, a sombré. Des façades désormais peintes en blanc bordent inutilement les remparts, des pages résolument muettes. (…)

> Les toupies d’Indigo Street (Éditions d’autre part)
Guillaume Gagnière
 
La lune bouge lentement mais elle traverse la ville
[35] page 41

Toute la communauté albanophone se pressait à cette rencontre d’octobre organisée dans le cadre de Lausanne Méditerranées. Une salle à l’éclairage zénithal d’une sévérité neutralisée par une marée de visages attentifs. En nombre, les Kosovars et les ressortissants de l’ex-Yougoslavie ont succédé aux vagues d’immigration italienne, espagnole et portugaise. Comment se sentaient-ils en Suisse et qu’avaient-ils conservé de leur pays? Sur une estrade s’alignaient les cinq invités: un entrepreneur, deux étudiantes dont une doctorante, un conseiller communal et un footballeur superstar allaient livrer, l’un après l’autre, leur témoignage personnel avant de répondre à des questions ou de revenir sur des épisodes qui avaient compté pour eux. Une sixième personne, placée à une petite table en retrait, interviendrait dans les quinze dernières minutes pour lier la gerbe. J’étais cette sixième personne. (…)

> La lune bouge lentement mais elle traverse la ville (La Baconnière)
Corinne Desarzens
 
Chroniques de l’asile
[35] page 42

Nous sommes mardi, 14 heures, la permanence pour les réfugiés va commencer. La salle d’attente est pleine à craquer. Il y a des visages du monde entier, certains corps drapés dans un habit qui rappelle leur pays d’origine. On dirait une porte d’embarquement à la destination indiscernable. Les personnes qui sont là ont deux points communs: premièrement, ils ont demandé une protection à la Suisse; deuxièmement, ils espèrent que ce couple venu avec leurs trois enfants en bas âge va réussir à calmer leur plus petit, parce que le marmot hurle à vous en faire friser les tympans. Je viens de commencer au CSP et il m’a été fixé comme objectif de suivre des permanences, pour être capable d’en tenir moi-même par la suite. (…)

> Chroniques de l’asile (Labor et Fides)
Aldo Brina
Le dictateur
[35] page 43

> Le dictateur (La Joie de lire)
Ximo Abadía
Le geste de Fernand Deligny
[35] pages 44-45

Entre juillet 1987 et 1990, j’ai rencontré à plusieurs reprises Fernand Deligny dans sa maison des Cévennes. La première fois, il m’avait donné rendez-vous à huit heures du matin et, accompagnée de mon fils adolescent, nous nous sommes entretenus durant plus de quatre heures sans qu’un verre d’eau nous soit proposé. La présence de mon fils ne le gênait pas, mais le dialogue qui s’était instauré se déroulait entre lui et moi, et mon fils était véritablement ignoré. Nous avions dû faire de la route pour atteindre le hameau de Monoblet où il résidait. Il m’avait accordé cette entrevue après que je lui ai dit qu’il n’était pas question pour moi de chercher à construire «un modèle Deligny», mais de comprendre les valeurs et le sens des démarches qu’il menait. J’avais eu la nette impression qu’il fallait, pour la formatrice en travail social que j’étais, montrer patte blanche et progressivement gagner sa confiance. (…)

> Le geste de Fernand Deligny (Éditions ies)
Françoise Tschopp
 
L’obscur
[35] page 45

Je mène une vie très conforme, sans surprises et sans remous, même si – les news-break ne parlent que de ça – le monde semble de plus en plus agité. Les jours se ressemblent et ne laissent pas de traces, à peine l’attente du prochain day off. Ce sont les seuls moments où je peux sortir et m’arracher à l’immobilité qu’imposent mon job, le Global Screen, les stimulateurs, les socials. Le manque de mouvement transforme l’existence en une purée lisse, cireuse et indigeste. Bien sûr, les habitudes permettent un gain de temps et d’énergie en éloignant certaines questions inutiles. Elles évitent aussi certaines angoisses. Au cœur de la répétition se trouve une certaine forme d’apaisement et donc de stabilité émotionnelle. (…)

> L’obscur (Éditions Hélice Hélas)
Philippe Testa
Un village suisse émigre
[35] pages 46-47

Les Suisses et les ressortissants du Jura bernois participent au flux de l’immigration européenne. Pourtant, au milieu du XIXe siècle, le rêve américain ne suscite guère d’intérêt à Cornol. Parmi les intrépides, plusieurs ne font qu’un bref séjour dans le Nouveau Monde. Les recensements américains permettent de suivre certains d’entre eux qui se sont établis définitivement. C’est le cas de Jacques Girard et des siens. Partis en 1846, ils s’arrêtent une dizaine d’années à Rochester, ville du nord de l’État de New York, facilement atteignable depuis New York grâce à la construction du canal Erié. Durant les années 1860, la famille se déplace à Détroit, dans le Michigan. Les annuaires locaux mentionnent la présence du père, Jacob Girard; il est menuisier-charpentier, profession qu’il exerçait déjà à Cornol et qu’il pratique encore en 1870, deux ans avant son décès à l’âge de 59 ans. (…)

> Un village suisse émigre (Éditions Alphil)
Marie-Angèle Lovis
Et plus si affinités…
[35] page 47

«Un cœur couronné mérite bien d’être aimé» …ou la déclaration d’amour d’une fille de berger à un notaire jurassien, vers 1753. Elle est écrite sur un rond de papier entouré de seize cœurs découpés. Ils étaient repliés sur le disque central, lui-même plié en huit, et le tout emballé dans une enveloppe de forme conique. Cette dernière est cachetée d’un sceau plaqué de cire rouge sous papier, au motif d’un cœur dans une main et portant la légende «Je te le donne». Tout un programme! Les cœurs comportent chacun quelques mots formant une déclaration, qui se lit dans le sens des aiguilles d’une montre, débutant à midi par «Junis lamour de mon cœur» et se terminant par le titre ci-dessus. Le document est conservé aux Archives de l’ancien Évêché de Bâle à Porrentruy. (…)

> Et plus si affinités… Amour et sexualité au 18e siècle. Sous la direction de Nicole Staremberg (Éditions Antipodes)
Damien Bregnard
 
La saison des cerfs-volants
[35] page 48

Il y a tellement de voitures devant moi que même aujourd’hui, samedi, il va me falloir un moment avant d’arriver au feu vert et de traverser ce gros ­carrefour. Alors je regarde sur ma gauche sans raison particulière et je vois trois garçons en train de marcher au bord de la voie rapide; le premier, chaussé de ce que j’appelle des bottes de vacher, en caoutchouc noir, comme celles que je portais enfant, si bien que je pouvais faire semblant d’être l’homme qui s’occupait des vaches en face de notre première maison dans la vallée; le deuxième, plus grand, plus maigre, en sandales de caoutchouc, son fin T-shirt gonflé par le vent comme une voile; (…)

> La saison des cerfs-volants (Éditions Zoé)
Elizabeth Walcott-Hackshaw
FlynnZine #2
[35] page 49

> FlynnZine #2 (art&fiction)
Flynn Maria Bergmann
Smartphones. Une enquête anthropologique
[35] pages 50-51

Au fil de ces pages, je décris six facettes du smartphone. Chacun de ces descripteurs correspond aux expressions proposées par les informateurs: «laisse», «pro­thèse», «miroir», «baguette magique», «cocon», «coquille vide». Ces «catégories indigènes» me permettront de montrer en quoi le smartphone est un phénomène socio-culturel polysémique tant du point de vue des usagers que de ses concepteurs, et révélateur d’un ensemble de tensions, potentiellement issues de la culture dont il émane. Ces chapitres, lisibles indépendamment les uns des autres, abordent chacun les interrogations multiples que ces descripteurs soulèvent. L’ensemble aborde les questions majeures quant aux usages du smartphone et leurs implications. (…)

> Smartphones. Une enquête anthropologique (MétisPresses)
Nicolas Nova
 
Chronique
Jean-Louis Boissier, Yann Courtiau
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